Il est communément admis que Jean Eustache a réalisé, avec La Maman et la Putain, le grand film français sur mai 68 et sa génération d’« enfants perdus » (Daney). Pourtant, au moment même où les étudiants déterraient les pavés parisiens et que ses compères de la Nouvelle Vague cherchaient à faire annuler le festival de Cannes, Eustache était occupé à filmer une tradition archaïque et peu affectée par les événements en cours dans toute la France : l’élection de la Rosière de Pessac. Comme tous les ans, le conseil municipal de cette commune girondine y désignait une femme vertueuse et nubile (comprendre : vierge) pour incarner les valeurs de rectitude morale de la ville. Et si les critères physiques ne sont pas pris en compte, le maire ne manquera pas de s’émouvoir en découvrant que la lauréate se trouve être fort belle. On imagine avec quelle dérision un autre cinéaste aurait pu dépeindre ce cérémonial. Mais Eustache avait tôt compris que l’ironie et le documentaire ne font pas bon ménage. Contribuant à forger le style qui deviendra connu sous le nom de « cinéma direct », il montre les événements qui se déroulent sans autre forme de commentaire, laissant se révéler la logique propre de cette vieille tradition. Geste inédit, il décide de remettre le couvert 11 ans plus tard lors du concours de 1979. Au-delà de ce que les deux documentaires révèlent des bouleversements sociétaux qui ont eu lieu entre-temps, la répétition de l’exercice donne à voir ce cérémonial comme une mise en scène, annuellement reconduite, de la vie sociale. Une mise en scène avec son récit propre, sa fonction, sa distribution et ses interprètes… Et qui n’a rien à envier aux fictions les plus sophistiquées.