Si le procès est par excellence un lieu d’affrontement de la parole, il est tout à fait remarquable que le film de procès le plus connu de l’histoire du cinéma soit muet. Comment Dreyer s’en est-il aussi bien sorti ? Une partie de la réponse tient à ce que, comme toute contrainte, l’absence de parole l’a obligé à radicalement sur-investir d’autres champs. Ici : les corps. Fidèle aux motifs originels de la chrétienté qui traversent cette histoire, Dreyer fait du procès de la pucelle d’Orléans une affaire d’incarnation. D’un côté, le corps de Jeanne, transi par la foi, accablé par le doute, épuisé par la souffrance. De l’autre, celui des inquisiteurs de l’Eglise aux soldes des britanniques, raidis par leurs certitudes aveugles, ridés et hargneux, bouffis et boursouflés. La radicalité du montage du film a fait couler beaucoup d’encre : Dreyer enchaîne les plans serrés en contre-plongée de visages sans que l’on comprenne où se situent les personnages les uns par rapport aux autres. L’effet immédiat est d’élever ces protagonistes au rang de monuments. Mais dans le même geste, Dreyer scrute leur bassesse, leur lâcheté, leur vulnérabilité. En ramenant des figures sacrées à une humanité crue, Dreyer installe à jamais le cinéma comme cet art qui peut faire pleurer les statues.