Il existe une curieuse petite caste d’œuvres d’art qui sont tout à la fois massivement adulées et quasiment sans postérité. On pourrait s’aventurer à dire que Les Parapluies de Cherbourg en fait partie pour la simple raison qu’aucun cinéaste n’a osé reproduire son principe de base : toutes les paroles, même les plus banales (un pompiste demandant « Super ou Ordinaire ? »), y sont chantées. Cela suffirait à rappeler qu’avant toute chose, il s’agit là d’un film d’une grande radicalité. Ramener Demy à la radicalité de son geste esthétique est d’autant plus important qu’il n’est peut-être pas de cinéaste dont le nom soit autant devenu un produit d’appel marketing (l’« ambiance Demy », avec ses costumes et décors colorés, ses contes enchantés). Les personnages des Parapluies chantent bien et sont floqués de belles couleurs. Certes. Mais ce faisant, Demy réinterprète radicalement certains codes de la culture légitime (notamment, l’opéra) en embrassant pleinement ceux d’une culture populaire qui est celle de ses personnages (la chanson de variété, le papier peint, les couleurs qui frôlent avec le kitsch). Les personnages en question sont Guy, mécanicien dans un garage, et Geneviève, fille d’une commerçante. Inutile de préciser qu’ils sont amoureux. Et le film nous bouleverse parce qu’il persiste à croire à la possibilité de cet amour, rendu impossible aussi bien par la guerre d’Algérie (où Guy est appelé à servir) que par les aspirations bourgeoises de la mère de Geneviève. En prêtant à cette histoire d’amour provinciale des allures de tragédie, Demy signe un film qui est, dans le plus beau sens du terme, « populaire ».